Dans notre quotidien, on affronte parfois de grands évènements et on ne se dit pas assez souvent
« wow, quand même, j’ai vécu ça et j’y ai fait face ». Il n’y a que le recul qui nous permet ça.
Il y a plusieurs mois j’ai vécu un évènement de ce type et ce n’est que maintenant, quand j’en parle autour de moi
que je me rends compte de son ampleur.
Tadeusz a cette personnalité qui vous agace, vous met dans un tel état que vous en venez à faire exprès de ne
pas passer devant sa fenêtre, voire pire encore, quand vous l’entendez arriver au loin, avec sa démarche si particulière, vous vous empressez de fermer votre porte de bureau pour essayer de
lui faire croire que vous n’êtes pas là… Mais il n’est pas dupe.
C’est un homme au physique dérangeant, un regard à la fois sombre et vide, une manière d’aborder les gens
particulière… surtout les dames : « Bonjour madame, je peux vous violer ? Mais je vous respecte hein !».
Et oui, aussi surprenant que cela puisse paraître, Tadeusz aspire à se marier un jour en abordant de la sorte
la gente féminine . Ce comportement parmi d’autres lorsqu’il se trouve en dehors de la résidence n’est pas toujours compris, ni toléré. Cela lui a valu des problèmes avec la justice mais il est
comme ça, il ne se rend pas toujours compte des conséquences de ses actes. Pourtant le juge lui a bien dit « monsieur, demander à une dame dans la rue si vous pouvez la violer, ce n’est
pas la respecter », alors Tadeusz précise maintenant qu’il éprouve un grand respect pour ces dames, mais selon lui « je ne suis pas fou, faut pas croire, les femmes
elles m’aiment pas elles ne veulent que des fleurs. »
Il occupe ses journées en déambulant dans les rues, à la recherche de LA femme qui acceptera ses avances. Le reste
du temps, il regarde des reportages sur la Cinq et s’enivre de temps en temps bien que sa « maladie de l’alcool » comme il dit, soit loin derrière lui. Ses nombreux TOC
prennent également beaucoup de place dans son quotidien :
Ouvrir-fermer ma porte de bureau/sonner chez lui avant d’entrer, mettre sa clé dans la porte, l’enlever, sonner de
nouveau/vérifier sa boîte aux lettres/vérifier s’il a fait ses lacets…
Même si parfois ses raisonnements ne sont pas en phase avec la réalité, il est néanmoins quelqu’un de très
intelligent : il est capable de vous situer chaque pays d’Afrique sur une carte vierge en vous précisant la capitale et la couleur du drapeau en moins de cinq minutes, il connait la valeur
du riz en bourse et il a fait du karaté… parait-il.
Le souci avec Tadeusz est qu’il vient me voir environ 20 fois par jour (d’où son petit surnom « Adhésif »)
pour me saluer et me dire qu’il me respecte. Oui, il est très poli vous me direz. Certains jours je m’en amuse et d’autres, quand la fatigue se fait sentir et que la journée est longue, juste
l’entendre tourner autour de la porte de mon bureau et mon sang ne fait qu’un tour. Je sais qu’il va « jouer » durant plusieurs minutes avec ma poignée de porte pour vérifier si
celle-ci est bien fermée... Ou ouverte, à vrai dire je n’ai jamais compris ce qu’il vérifiait !
A le voir aussi souvent dans une journée, je peux presque dire que je le connais par cœur. Il y en a eu des moments
où il partait dans des pensées sans queue ni tête et surtout n’ayant aucun rapport avec son dossier de CMU ou son renouvellement d’AAH pour lequel je l’avais convoqué initialement.
Quand Tadeusz ne va pas bien, je le vois tout de suite.
Depuis plusieurs jours, il a un comportement étrange. Le changement n’étant pas dans ses habitudes, la moindre
petite différence par rapport au jour précédent est flagrante et inquiétante. Tout est réglé dans sa vie. Je sais qu’à 11h, 12h et 14h30 il va vérifier sa boîte aux lettres. Mais en ce
moment, il est fatigué, beaucoup moins nerveux et agité. Moins tonique. Moins « vivant ».
- "Je m’inquiète pour vous. Vous êtes malade ?
- Non et vous la santé ça va Madame ?
- Oui oui, mais vous dormez bien en ce moment ?
- Oui et vous vous dormez bien ? Mais le soir je suis fatigué des fois.
- Vous voyez toujours votre médecin tous les 15 jours ?
- Oui et vous la santé ça va ?
- Oui oui… Vous prenez bien vos médicaments ?
- Oui " et il me cite par cœur son long traitement.
Il n'en parle pas, mais quelque chose ne va pas. Ca se voit.
Les jours passent. Les semaines. Les mois. Je ne retrouve pas le Tadeusz initial mais je suis face à un monsieur qui
me semble très fatigué voire abattu, qui paraît malade, au teint parfois gris, parfois jaunâtre, un laissé allé dans l’hygiène alors qu'un gros travail sur cela a été fait avec lui et qu’il
avait saisi le sens du « prendre soin de soi ».
Je le vois tous les jours, je le croise. Ces TOC disparaissent.
Lundi, fin de journée, sur la route du retour je revois ma journée défiler et j’ai un doute : ai-je vu
l’Adhésif aujourd’hui ? Cette question me traverse l'esprit parmi tant d’autres : Que vais-je manger ce soir ? Peut-être que si je prends cette rue, je peux éviter
les bouchons ?
Mardi, après le repas je discute avec les collègues. De manière innocente, je leur demande s’ils ont croisé Tadeusz
car j’ai le sentiment de ne pas l’avoir vu depuis longtemps. On en plaisante : « Il s’est peut-être marié ?! », « Il s’est fait arrêté parce qu’il demandait une femme en
mariage encore »… On en conclut que l’on va y prêter davantage attention.
J’ai pour habitude de tout noter dans mon cahier : qui vient me voir en permanence, pourquoi, quand. Même
les nombreuses venues de Tadeusz y figurent. Je consulte mon cahier et mon cœur s'accélère. Je n’ai pas vu Tadeusz depuis jeudi dernier. C’est donc le cinquième jour que je ne l’ai, ne
serait-ce qu’aperçu… J’en informe mes collègues. De leur côté, ils réfléchissent. L’un d’entre eux l’a vu vendredi mais depuis, personne ne l’a vu… La journée se termine, nous décidonq que
nous irons frapper chez lui demain.
Mercredi. Réunion surprise. Les grands chefs sont de passage et souhaitent que nous participions à cette réunion
pour témoigner de notre quotidien. La journée passe et puis on oublie d’aller frapper à la porte de Tadeusz. Bientôt l’heure de fermer le bureau. Je culpabilise et je veux en avoir le cœur
net. Cette absence m’intrigue, m’inquiète. Je réfléchis : s’il était à l’hôpital ou s’il s’était fait arrêter, vu le personnage et vu son comportement peu habituel, nous aurions été prévenu
d’une manière ou d’une autre. Il n’a pas pour habitude de partir en week-end. Il n’a aucune famille, aucun ami. Où est-il ? Cela a déjà trop traîné à mon goût. Avec l’ouvrier, nous
commençons par regarder sa boîte aux lettres, qu’il vide plusieurs fois par jour, mais cette fois-çi… Elle est pleine. Elle contient du courrier datant de fin de semaine dernière.
Je sais déjà ce qu’il se passe. Depuis deux jours j’y songe.
Nous prenons une grande inspiration. Nous frappons à la porte du logement, pas de réponse.
Nous sonnons et frappons plus fort, en appelant « Tadeusz, Tadeusz, ouvre ! », pas de réponse.
Nous prenons le double de clé du logement.
Nous inspirons calmement tous les deux.
L’ouvrier d’abord, moi derrière lui. Comme pour me protéger. Je redoutais plus que tout ce que nous allions
découvrir. De cette manière, je ne prendrais pas les choses de plein fouet, « juste » le revers.
La clé est glissée dans la serrure et nous ouvrons la porte.
Tout va très vite ensuite. Je tremble. J’appelle les pompiers qui me posent beaucoup de questions auxquelles
je suis incapable de répondre : « respire-t-il ? », « est-il tombé ? », « dans quel état précis est-il ? »…
Je ne sais pas. Je n’ai pas vu grand-chose. Du sang, beaucoup de sang. Partout. Ses pieds sur le lit. J’imagine
qu’il était allongé sur son lit. Une odeur insoutenable. Une envie de vomir, et une réaction automatique : retenir ma respiration très longtemps.
La police, les pompiers arrivent.
La résidence est évacuée. L’odeur est tellement forte et s’est répandue dans toute la résidence qu’il est impossible
de rester à l’intérieur.
Tadeusz est mort. Chez lui. Depuis vendredi dernier. Cinq jours. Seul.
Personne ne s’en est rendu compte. Personne n’a entendu. Rien senti.
Ce personnage si prenant, si présent a disparu si subitement.
Ce qui me secoue dans cette histoire c’est que cet homme est mort seul, chez lui. Quelques jours plus tard, c’est
par hasard dans le journal que j’ai découvert qu’il avait été enterré. Il n’y a pas eu de cérémonie. Il a été enterré seul. Comme il l’a toujours été dans sa vie. Comme il est mort. Sans même un
hommage. Sans un revoir.
Un article est paru dans le journal local le lendemain de la découverte du décès. Le titre accrocheur annonçait
la couleur : « Une macabre découverte »… Un bon titre de bouquin.
Dans la région, quelques semaines après cet évènement, le corps d’une personne décédée depuis plus de 15 ans a été
découvert dans un triste état, comme vous pouvez l’imaginer. Personne ne s’était rendu compte de l’absence de cette dame durant toutes ces années. C’est le service logement de la ville qui en
voyant cette maison tomber en ruine a commencé à s’inquiéter…
Il existe de nombreuses histoires comme celle-çi. Je viens de m'en rendre compte.
Après en avoir intérieurement voulu aux voisins de Tadeusz, je me suis posée cette question : « Et si
l’un de mes voisin décédait ou disparaissait, est-ce que je m’en rendrais compte ? »